Par Hong Kong Fou-Fou
Ceux qui s'attendaient à lire un article sur le commissaire San-Antonio, Bérurier et compagnie, doivent être drôlement déçus. Désolé, mais je n'éprouve aucun intérêt pour l'oeuvre de Frédéric Dard. Non, ce titre emphatique me permet juste de clamer mon admiration pour le dessinateur italien Antonio Lapone, qui, parce qu'il continue de porter la flamme vacillante d'une certaine bande dessinée, mériterait certainement d'être un jour sanctifié. Même si, au vu de sa réponse à l'une des questions ci-dessous, je ne suis pas sûr que ça lui ferait plaisir !
Honnêtement, des auteurs encore en activité qui me donnent envie de franchir la porte de mon libraire, il n'y en a pas beaucoup. La plupart du temps, je repars après ma visite hebdomadaire chez mon fournisseur habituel avec une énième intégrale Tif & Tondu, sous le regard goguenard des jeunes venus chercher leur content de mangas. Lapone fait partie de ces dessinateurs dont on attend avec impatience la prochaine livraison. Vous le savez, à Fury Magazine on ne sort pas facilement la brosse à reluire, plutôt la paille de fer, mais ce nouvel album du duo Hautière/Lapone est proche de la perfection. Même si elle n'est pas de ce monde. Mais ce n'est pas grave, je vis dans un autre.
Les auteurs nous plongent dans celui, suave et glamour, d'Adam Clarks, un monte-en-l'air de haut vol qui se retrouve impliqué dans une affaire d'espionnage. Le personnage n'est guère sympathique : arriviste, calculateur, égoïste. Il ne pense qu'à sa pomme, Adam. Le scénario est conventionnel - d'aucuns diront, avec une certaine audace, puisque ça se passe quand même pendant la guerre froide, que c'est du réchauffé - mais efficace. Et, surtout, Antonio Lapone s'approprie cet univers extrêment codifié et en donne une interprétation graphique brillante. A la fois classe et classique.
Pour bien apprécier la lecture d'"Adam Clarks", il faut mettre un Blue Note ou une compilation d'Henri Mancini sur sa platine, s'installer confortablement dans un fauteuil "Lounge chair" des Eames, sous la lumière d'une lampe Pipistrello. N'hésitez pas à enfiler votre peignoir en soie préféré. Là, l'expérience sera parfaite.
Dire du bien de cet album ne me semblait pas suffisant alors, hop, ni une ni deux, j'ai saisi mon carnet à spirale, mis mon imperméable mastic (par-dessus mon peignoir en soie bien sûr) et sauté dans la Facel Vega de la rédaction pour aller en Belgique rencontrer il maestro. "J'accours, Bouillon !" me suis-je écrié en passant la première. Vous imaginez la rencontre : nous avons discuté de longues heures, devant la cheminée, au milieu des volutes de cigare et des effluves de cognac. Non bien sûr, je vous dois la vérité : je n'ai pas bougé de chez moi, tout s'est fait par l'intermédiaire de petits électrons qui ont vaillamment franchi la frontière franco-belge. Chienne d'époque !
Antonio Lapone, tout d'abord un grand merci d'avoir accepté de répondre à mes questions. J'imagine que vous devez être très occupé par la promotion de votre album.
Quand on sort de son libraire habituel, son "Adam Clarks" sous le bras, on se dit qu'on vient de faire une super affaire. Ce livre est une merveille. Personnellement, je ne l'ai pas lu tout de suite, je l'ai rangé sur une étagère dans mon salon, entre une monographie de David Bailey et un volumineux ouvrage sur Saul Bass. Regarder l'objet me suffisait. J'avais l'impression d'avoir fait l'acquisition d'une oeuvre d'art, ce qui, pour 19,50 euros (moins les 5% qui récompensent ma fidélité), constitue effectivement une sacrée affaire. Quand j'ai fini par l'ouvrir pour le lire, la sensation n'a pas été démentie. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'on n'est pas volé sur la marchandise. La qualité est optimale, le carnet de croquis à la fin est splendide (j'ai déjà arraché trois pages pour les encadrer et les accrocher au mur...)
A l'heure où les éditeurs sont plutôt frileux et hésitent à "mettre le paquet" lors de la publication d'un album, comment expliquez-vous la confiance de Glénat à votre égard ?
Avant tout, un grand merci a Fury Magazine ! Mon éditeur, Frédéric Mangé, a travaillé avec moi depuis le début, on avait envie de faire un beau livre avant d'être un bel objet, de revisiter la ligne claire, la rendre plus moderne et surtout la faire sortir des rayons pour "fanatiques de la ligne claire", et voici le résultat, un grand et bel album en format tirage de luxe ! Très courageux de sa part.
Les planches sont incroyablement grandes, les dessins jaillissent des pages. Du coup, on est pris de pitié en songeant aux malheureux qui liront cet album sur une tablette numérique. Que pensez-vous de cette nouvelle tendance ? Comment voyez-vous l'évolution de la bande dessinée, des livres en général ? Vous-même, pensez-vous qu'un jour vous céderez aux sirènes du numérique ?
Je ne sais pas, il y a des albums à lire sur tablette numérique, comme pour certains romans, les blockbusters, les grosses briques de 500 pages, mais il y a des beaux livres à garder dans sa propre bibliothèque, à feuilleter, à exposer sur une table, je trouve que pour certaines bd c'est comme ca, il faut les voir en vrai, sentir l'odeur de l'impression, les avoir entre les mains, les exposer sur l'étagère d'une bibliothèque, parce que c'est ça le travail d'un éditeur, la production d'un livre, choisir le papier, le format, la couverture, pour défendre aussi le travail des libraires, pour leur donner un beau produit à demander et pas simplement une nouveauté à télecharger sur le net. De mon côté, je n'ai jamais téléchargé une seule bd sur ma tablette numérique, je dois dire que je suis encore vieille école, mais ce n'est pas à moi de prendre des décisions, si l'éditeur décide de mettre mes bd sur le net, c'est une autre option de plus pour découvrir Lapone. Parfois je télécharge des romans sur la tablette et après avoir lu quelques pages, j'achète le livre pour l'avoir dans ma bibliothèque (en bois, pas virtuelle).
La planche dont vous êtes le plus fier dans l'album ?
Voyons… La page 29 ! J'ai complètement changé la mise en page classique pour créer quelque chose de très différent, j'avais besoin d'une grande case pour finalement montrer l'appartement somptueux d'Adam Clarks, pour explorer encore son univers, voir la ville au dehors de ces grandes fenêtres, le design de sa cheminée, les grands tableaux Art déco…
La ressemblance entre le jazzman d'Accords Sensibles et Adam Clarks est-elle voulue ou seulement le fruit du hasard ?
Non, ce n'est pas un hasard, j'aimais beaucoup ce personnage, à l'origine un peu Chet Baker, j'avais envie de l'améliorer et de le garder avec moi dans une autre aventure... Et voici Adam Clarks !
Vous rappelez-vous de la première BD que vous avez lue ? Et de celle qui vous a fait penser "C'est ça que je veux faire plus tard" ? Je me doute de vos réponses, mais ne nous privons pas du plaisir de les relire encore une fois.
C'est vrai, mon choc artistique a été "Le Cimetière des éléphants" du maître Chaland, en édition italienne découverte chez mon libraire de Turin en 1997 (éd. Telemaco) mais mes origines en bd c'est plutôt les comics, dans les années 70 l'Italie était très forte dans les Marvel, je me rappelle encore la découverte de Kamandi de Jack Kirby dans le kiosque, c'était le numéro 4 des éditions Corno "L'arena demoniaca". Le personnage de Kamandi sur la couverture était très dynamique, son encrage puissant, très très différent des autres bd en circulation à l'époque, je pense à certaines couvertures de Diabolik ou Tex, d'ailleurs je n'ai jamais aimé ni Tex, ni Diabolik, ni les Bonelli en général, à part Martin Mystere de Giancarlo Alessandrini... et là je ferme la petite parenthèse.
De quels auteurs actuels vous sentez-vous proche ?
Difficile à dire, je regarde beaucoup les illustrateurs des années 50 et 60, en ce moment j'aime beaucoup Mignola, Cooke, Seth… J'adore les auteurs qui encrent encore les planches, je déteste les effets créés avec Photoshop, les faux effets à l'huile, les lumières, les effets spéciaux, j'aime voir l'encre de Chine, les épaisseurs de l'encrage. Bien sûr Jack Kirby, c'est un Maître de l'encrage ! J'adore l'encrage de Serge Clerc, il y a des planches de Chaland que Serge a encrées… elles sont sublimes ! Et voici encore un auteur que j'aime beaucoup ! Aujourd'hui la plupart des bd de certaines maisons d'éditions sont toutes mises en couleur de la même manière, mais je comprends bien que le public cherche ça… peut-être…
J'apprécie particulièrement les hommages que vous rendez régulièrement à des maîtres des comics comme Jack Kirby. De toute évidence, vous êtes à l'aise avec les super-héros ; à mon humble avis votre style est parfaitement adapté à ces types aux larges épaules et à la mâchoire carrée. Du coup, n'avez-vous jamais songé à adapter l'une des grandes séries, Marvel ou DC notamment ?
J'aime les dessinateurs américains mais je n'aime pas les histoires de super héros, je regarde surtout les dessins. Mis à part quelques bons scénarios, le reste c'est toujours la même chose, à part Nick Fury de Steranko, les sagas de Jack Kirby comme "The New Gods", "Eternels", "Demon"… J'aime beaucoup Tim Sale, "Batman The long Halloween" c'est super comme histoire, plus adulte ! Mais aussi "The New Frontier" et "Parker" de Darwin Cooke...
Puisqu'on parle adaptation. Je viens de lire "Expo 58" de Jonathan Coe et à chaque page je me disais "Voilà une histoire qui conviendrait à Antonio Lapone !" Y a-t-il un bouquin ou un film que vous aimeriez mettre en bande dessinée ?
Oui, "Le Locataire chimérique" de Roland Topor.
Comment partagez-vous votre temps entre bande dessinée, peinture, illustration ? Vous arrive-t-il encore de faire du dessin publicitaire ? Vos journées sont assez longues ?
Je me lève à 5h tous les jours sauf le samedi et le dimanche, le matin est consacré à la bd, j'ai besoin de beaucoup de concentration pour dessiner une planche et donc je profite du calme du matin, j'adore arriver à 9h et remarquer que j'ai encore la matinée à ma disposition. L'après-midi, c'est les tableaux et mes illustrations, mais pour le moment pas trop de dessins de pub, je travaille beaucoup pour ma prochaine expo chez Champaka pour le mois de février 2015. Ma journée s'achève vers 17h.
Pouvez-vous faire partager à nos lecteurs votre pire souvenir de dessinateur ?
Bien sûr que oui, dessiner pour les éditions catholiques, dessiner, par exemple, des "Jésus notre Seigneur", supporter des bigotes maîtresses d'école qui m'obligeaient à le dessiner de manière réaliste comme sur certaines icônes russes par exemple… Une expérience sublime ! Voilà, partager mes pires souvenirs m'aide à les digérer comme pendant une séance de psychanalyse… Merci Fury M.
Comme nous à Fury Magazine, vous êtes résolument attiré par le "rétro", sans tomber dans le passéisme pleurnichard. Comment expliqueriez-vous à votre psychanalyste, encore lui, cette attirance ?
Peut-être parce qu'on cherche à retrouver le beau, l'élégance, l'esthétique… Il suffit, par exemple, de regarder certains dessinateurs lors des dédicaces, la plupart ils sont habillés comme des gamins, t-shirts de Superman, shorts, faire de la bd c'est un travail, alors pourquoi s'habiller comme à une fête de carnaval ? On peut avoir une touche d'élégance même avec une casquette de barman bien sûr (Note : ici j'ai un doute. Antonio a-t-il vraiment voulu dire "barman", ou plutôt "Batman" ? Un barman porte-t-il une casquette ? Le mystère demeure) mais c'est très difficile, après la question est toujours la même: "C'est votre vrai boulot ? Vous faites vraiment ca pour vivre ?" Moi Je cherche toujours l'élégance dans mon travail, c'est pour ca que je regarde en arrière...
Vous êtes Italien, natif de la ville de Fiat qui mieux est. Pardon pour le cliché, mais vous devez forcément aimer les voitures. Celle qui vous fait rêver, c'est quoi ? Et celle qui vous transporte au quotidien ? En espérant pour vous que la réponse est la même aux deux questions...
Alors… Je suis un Italien atypique moi, et je vais répondre en même temps à la question suivante. Je n'aime pas les voitures, elles sont nécessaires pour nous conduire quelque part mais si je vois une voiture qui me dépasse sur l'autoroute, c'est ma femme qui dit: "C'est une XXXX, 450 chevaux, cylindre XYXZ…" Pour moi, elle reste une voiture.
Et niveau football… Hem... Je n'aime pas le football ! Mon père a cherché désespérément à me faire participer à des matches mais sans succès, à l'âge de 4 ans il m'avait offert des chaussures pour jouer… Elles sont restées dans la boîte.
Mais… et là je dis mais… à choisir je préfère Torino, surnommé le "Toro" des années 40, l'équipe qui malheureusement s'est écrasée à l'approche de l'aéroport de Turin sur la colline de Superga qui domine la ville, une vraie tragédie qui a ramené l'équipe dans la gloire du ciel… Une triste soirée de 1949...
Vous êtes né à Turin. Cliché N°2 : plutôt Torino ou Juventus ?
Voir plus haut.
La question que je me pose régulièrement, sans jamais arriver à une réponse satisfaisante. Si vous ne deviez garder qu'un seul livre, qu'un seul album de bande dessinée, qu'un seul film et qu'un seul disque, ce serait quoi ?
Livre: "Le Locataire chimérique" de Roland Topor. Album de bande dessinée : "The Demon" de J. Kirby. Disque : sans doute "The Nightfly" de Donald Fagen.
Comme répondre à la question précédente a peut-être été frustrant, expression libre : pourriez-vous nous décrire en quelques lignes l'univers "Antonio Lapone" ?
Mon univers ? Mes livres, pas nécessairement la bd, j'aime surtout les biographies, les romans de S. King,
R. Matheson, mais aussi des séries télé que je préfère à certains films pour le cinéma, j'adore Les Sopranos, mais aussi Breaking Bad, Boardwalk Empire, The Newsroom, Mad Men bien sûr ! Inviter les amis chez nous, préparer à manger pour tout le monde, j'adore cuisiner, pas des plats compliqués, des pizzas, des pâtes aux olives vertes avec basilic, ail et vin blanc, me promener dans les villes, prendre beaucoup de photos, écouter de la musique… Des choses simples.
Antonio Lapone, merci beaucoup pour le temps que vous avez consacré à répondre à ces questions. Encore une fois, mes plus vives félicitations pour le magnifique album que Régis Hautière et vous-même venez de nous offrir. En espérant vous croiser un jour lors d'une séance de dédicace, bonne continuation !
Un grand merci à vous !
Et comme l'équipe de Fury Magazine compte dans ses rangs trois inconditionnels, pour terminer cet article, voilà les oeuvres d'Antonio Lapone qu'on peut trouver sur nos murs.
Chez l'élève Moinet :
Chez Oddjob :
Chez Hong Kong Fou-Fou :